Vive la saleté !
Tandis qu'une nouvelle mode préconise d'installer les bébés sur le pot dès la naissance pour qu'ils soient propres le plus tôt possible, une contre-offensive fait l'éloge de la saleté...
La propreté au berceau ? C'est la dernière mode aux Etats-Unis. Asseyez votre nourrisson à peine né sur un pot, et constatent les auteurs, vous voilà assuré non seulement d'avoir une complicité «inouïe» avec votre tout-petit, mais aussi de lui laisser exprimer ses «besoins» dès le plus jeune âge.
C'est ce qu'on appelle la communication de l'élimination... Il suffit, disent les instigateurs de la méthode (popularisée sur le site diaperfreebaby.org), de faire «Pss» pour l'inciter à faire pipi et de pousser un grognement pour le reste. Les avantages sont conséquents, assurent les auteurs : finies les mauvaises odeurs, les petites fesses rouges, et adieu le «budget couches»... Si l'argument est louable (la défense de l'environnement via la suppression supposée des couches), les effets de la méthode laissent songeur. Jusqu'où ira-t-on dans cette société qui veut ses enfants toujours plus précoces ? Après la déferlante des tests de QI pour bébés, va-t-on désormais mesurer l'aptitude à s'asseoir sur le pot dès le plus jeune âge ? «C'est une hérésie, s'indigne la psychologue Maryse Vaillant (1), tout à fait symptomatique de notre époque d'hypercontrôle, et de la phobie, très américaine, de l'animalité. Il s'agit d'anéantir notre corps de mammifère... Va-t-on bientôt accoucher sous Cellophane pour éviter les fluides et les humeurs corporelles ?»
Ce mouvement vers la purification du corps est d'autant plus préoccupant qu'«il n'y a rien de plus mouillé, de plus salissant et de plus vivant qu'un nourrisson», rappelle la psy. Veut-on chosifier encore un peu plus le bébé ? «C'est catastrophique et dévastateur, car le parent veut plier le bébé à son propre désir, s'indigne encore la psy. Aujourd'hui, on joue à Nintendogs – un jeu où l'on élève un chiot sur ordinateur –, et bientôt ce sera «Nintenbébé !» Bienvenue dans le monde virtuel. «C'est d'autant plus contre nature, souligne la psy, qu'avant l'âge de 12-18 mois un bébé n'a pas le contrôle de ses sphincters. Il est hors de question de le placer sur un pot avant cet âge-là...»
C'est également le credo du très influent docteur Spock (dont le manuel se vend à plus de 50 millions d'exemplaires aux Etats-Unis), qui précise : «On peut asseoir le bébé tous les jours... mais pas avant l'âge d'un an» (lire l'encadré vrai/faux).
A l'inverse de cette politique du pot à tout prix, pointe aujourd'hui une contre-tendance jubilatoire : l'«éloge de la crasse». Normal, explique Maryse Vaillant : «Il n'y a pas de refoulement – en l'occurrence de l'analité – sans «retour du refoulé», même si cela revient à l'âge adulte sous la forme de blagues scatologiques ou sexuelles. Ou encore via des expos. Il fallait voir, l'année dernière, les 325 000 visiteurs jubiler devant «Cradexpo», à la Cité des sciences de la Villette. Enfants et adultes suivaient, hilares, le circuit du vomi, et le parcours des crottes de nez métaphorisées sous l'aspect de balles de ping-pong à envoyer dans de gigantesques narines...» Dans la même veine, la marque Skip nous sert sur un plateau un antimodèle d'enfant parfait. Sur les images, un gamin se roule dans la boue, servi par ce slogan : «Tache de glaise ou trait de génie ?» Le lessivier se démarque ainsi des sempiternels spots proprement corrects de ses concurrents, tout en militant pour l'éveil des sens... Une campagne opportunément assortie d'un sondage Ipsos réalisé pour le groupe propriétaire, Unilever : 94% des mères interrogées jugent la saleté inévitable, et plus de 60% considèrent l'excès de propreté – signe de surprotection – comme nuisible à la santé...
En librairie, une floraison de livres «beurk»
Ce retour de la crasse semble aller de pair avec la remise en question de l'enfant parfait, le fort en thème qui accumule les bonnes notes, sous la pression quasi coercitive des parents. Les deux mouvements sont-ils liés ? C'est ce que soutient le slogan de la griffe pour enfants La Compagnie des petits qui joue, elle aussi, sur cet éloge des bêtises. «On a tout le temps d'être grand», clament des polissons, vantant l'image d'une marque qui propose des tee-shirts et autres pantalons éclaboussés de taches de peinture. «Les enfants adorent les plaisanteries scato et les histoires de «prout», rappelle Maryse Vaillant. D'ailleurs, il faut voir en librairie la floraison de livres «beurk» : de la Cradologie des animaux (Pocket jeunesse) qui nous raconte les tribulations de la mouche à caca, au Livre du caca (chez Milan jeunesse) qui passe en revue les productions excrémentielles des animaux, en passant par le P'tit Livre du petit coin, à lire dans les lieux ad hoc... Les adultes, eux aussi, ont besoin de se cochonner. Ils se font donc recouvrir d'algues séchées ou de boue, dans des endroits aussi nickel que les centres de thalassothérapie. D'autres, plus valeureux, se lancent dans le «barefooting», ce footing nu-pieds, pratiqué même en ville, au plus près du bitume et des crottes de chien, et qui pourrait bien être, dans notre monde virtuel, un «retour à l'ancrage terrien» et animal (2).
Dans cette même veine, les ouvrages d'un ethnologue de l'horreur, Martin Monestier (3), traitent de thèmes assez peu ragoûtants comme «les poils», «les mouches», «les excréments», «le cannibalisme» ou, plus récemment, «le crachat», qui rencontrent tous, au fil du temps, un public de fidèles, désireux de renouer avec cette «part du diable» que la société nous pousse à oublier. «En ces temps d'hygiénisme forcené et de virtuel tous azimuts, on a tout fait pour zapper l'idée de la mort, qui est la souillure ultime, analyse le psychanalyste Jean-Pierre Winter. Or à travers cet «éloge de la tache», c'est aussi cela que l'on veut restaurer : cette mort qui donne à la vie tout son sens.»
(1) Psychologue et écrivain, auteur de L'Encyclopédie de la famille, Ed. de la Martinière. (2) www.balladespiedsnus.com (3) Editions Le Cherche Midi.